Texte de Gilbert Lascault.


Sur quelques dessins de Jean-Christophe Philippi,


                                      La force de l’incertain.


Par Gilbert Lascault.


Des lignes sont serrées.

Les lignes de Jean-Christophe Philippi s’approchent, se rencontrent, se coudoient. Elles se touchent. Elles voisinent. Elles se frottent. Elles sont serrées. Elles se joignent. Parfois, elles se greffent. Elles s’accolent. Elles s’entrelacent. Elles s’étreignent. Elles se pressent. Elles s’entassent. Elles s’accumulent. Elles se rassemblent. Parfois, elles se superposent, elles s’enchevêtrent, elles se brouillent. Elles peuvent se mêler. Elles se tressent. Elles se tordent. Elles se déforment. Elles se courbent.




   Ces lignes bougent. Elles se meuvent. Elles s’agitent. Elles voyagent. Elles frétillent. Parfois, elles tremblent, elles frémissent. Elles vont et viennent. Elles remuent. Elles se balancent. Elles se démènent. Elles ondulent, ondoyantes, sinueuses. Elles tanguent.




   Telle ligne jaillit, surgit, bondit. Elle est un élan, une pulsion, une tension. Elle choisit, parfois, un tournant imprévu. Elle dévie de son chemin. Elle erre. Elle vagabonde. Elle flâne. Elle s’égare et se retrouve. Elle traîne, puis accélère. La ligne fugitive chavire ; elle vacille, elle oscille, elle flotte.





   Les figures équivoques envahissent une surface ; elles l’occupent.






Les supports variés, les taches.

   Jean-Christophe Philippi peint et dessine sur les cartons de récupération, sur le papier recyclé, sur les papiers d’emballage et aussi sur des supports plus traditionnels, sur le papier blanc.
   Parfois, un papier est taché avec du café, avec du goudron, avec des encres. Jean-Christophe Philippi serait peut-être un arrière-petit neveu de Victor Hugo qui peint très souvent et crée des rêves d’encre, des « choses » tourmentées et monstrueuses.






   Tu te souviens alors des techniques excentriques de Victor Hugo. A l’encre, Hugo mêle du café noir; il vieillit et colore la tonalité. Il se sert de plumes faussées qui crachent, d’allumettes cassées. Il utiliserait la suie, des mixtures bizarres. Avec ses insuffisances volontaires, avec son refus de toute grammaire graphique, Hugo choisit ses caprices, sa propre barbarie. Il est un expérimentateur. Il plie. Il découpe. Il colle. Il fixe des empreintes. Il réinterprète des taches d’encre et précise de nouvelles figures, des caricatures.













   Comme Victor Hugo, Jean-Christophe Philippi invente des mirages, des illuminations, des zones déconcertantes, des régions indéfinies. Il explore.































   Les papiers seraient des surfaces de production, de génération, de prolifération. Jean-Christophe Philippi obéit, en quelque sorte, au dessin qui a sa propre logique, ses rythmes. Le dessinateur est amené à s’étonner, à se retrouver. Il y aurait une genèse passive des œuvres créées, des formes qui se manifestent. Il y aurait aussi un cousinage de Jean-Christophe Philippi et d’Henri Michaux.





   Les dessins de Jean-Christophe Philippi sont denses, touffus, saturés, parfois impénétrables. Ils évoquent les enfers, l’apocalypse, les tentations de Saint-Antoine, le jugement dernier, les métamorphoses, les damnations, les sacrifices (1).





Le jardin aux sentiers qui bifurquent.

Jorge Luis Borges écrit un récit qui s’intitule en 1941 Le jardin aux sentiers qui bifurquent (2). Dans la très ancienne Chine, un gouverneur de province imagine à la fois un roman complexe et un jardin étrange. Ce gouverneur ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents, et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. »



  Tel dessin de Jean-Christophe Philippi est un jardin insolite où poussent les fleurs sauvages, où circulent les fauves. S’y trouvent les temps mêlés et les espaces disparates. Tu te perds dans un labyrinthe et tu souris.






Les démons, les damnés.

Bien des dessins de Jean-Christophe Philippi proposent des scènes de l’enfer, la proximité des démons, des diablesses, des damnés, des bêtes, leurs alliances. Il ne s’y trouve nul instrument de torture, nulle flamme, nulle eau glacée. Se voient les cornes, les griffes, les dents qui grincent et qui mordent, les langues, les yeux cruels. Bien plus de 666 diables se multiplient. Six cent soixante-six millions de tentateurs attaquent. La Géhenne  est une fosse des profondeurs. La gueule dévorante  de l’abîme engloutit les pécheurs.

   Satan est l’adversaire, l’accusateur, l’autre redoutable, l’ennemi tenace. Tel le lion rugissant, il cherche qui dévorer.





  Démone fatale, Lilith séduit et se venge…
De très jeunes démons, des diablotins et des diablotines surveillent les colonnes des damnés…Dans l’enfer, le Léviathan et Béhémoth soupirent ; ils lèchent les pieds de Satan…

Le carnaval des animaux et des monstres.

   Tu écoutes souvent Le Carnaval des animaux que le compositeur Camille Saint-Saëns crée en 1886. Et tu regardes la mascarade des bêtes et des monstres que Jean-Christophe Philippi représente. Surviennent des rhinocéros, des éléphants, des aigles, des hiboux, des paons, des chevaux, des tortues, des lézards, des mouches, des béliers, des lions, des perroquets, des quadrupèdes flous, des oiseaux vagues, des centaures, des minotaures, Méduse, le Léviathan et d’autres êtres hybrides. La farandole des animaux se déroule. Ils sautent, ils se trémoussent, ils gigotent, ils valsent,. Tu crois entendre leurs cris. Ils rugissent, ils barrissent ; ils bêlent ; ils brament : ils chuintent ; ils criaillent ; ils glatissent ; ils grognent ; ils sifflent ; ils mugissent ; ils râlent ; ils hululent.











Le grouillement.

   Jean-Christophe Philippi suggère alors des lieux perplexes et ambigus. Des formes instables grouillent. Elles pullulent. Elles prolifèrent. Elles fourmillent. Elles s’agitent. Elles circulent. Elles communiquent. Elles s’attirent. Elles aguichent. Elles séduisent. Elles luttent. Elles se collettent. Elles joutent. Elles se heurtent. Elles s’agglutinent. Elles se collent. Elles s’accrochent. Elles s’agrippent.



   Passent des légions de formes équivoques. Elles tourbillonnent. Ce serait un cyclone, un maelstrom, un vertige.




   Les figures se superposent, se chevauchent, se recouvrent, se voilent et se dévoilent, s’ensevelissent, et renaissent, se masquent et se démasquent, s’enveloppent et se développent. Des corps deviennent visibles par des transparences, par des métamorphoses. Les crânes et les visages se déplacent et rayonnent.
Des fantômes te hantent.





   Sur les dessins de Jean-Christophe Philippi, la force de l’incertain s’entrevoit.

Gilbert Lascault. 2012.

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1.    J.C Philippi aime lire souvent Dante, Virgile, Le Paradis perdu (1667) de Milton. Le mariage du ciel et de l’enfer (1790)de William Blake, Baudelaire, La tentation de saint Antoine (1849-1874) de Gustave Flaubert, Hugo, Henri Michaux, Antonin Artaud, Beckett…La Bible, le livre des morts (v.1580 av. J.C) d’un anonyme égyptien, des mythes dispersés, des livres de magie le passionnent. Les œuvres de Bosch, de Breughel, de Jacques Callot, de Goya, les sculptures de la cathédrale de Strasbourg le fascinent. Il est né en 1963 à côté de la cathédrale de Strasbourg.
2.    Borges, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1993, p.499-508,1583. Surtout p.507-508.




  


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