Texte de Joël-Claude Meffre.


Autour des travaux de Jean-Christophe Philippi.

1.
Difficile de pénétrer dans le fouillis des rêves. Nous ne saurons jamais rien de leurs nœuds de force. D’ailleurs « pénétrer » n’est pas le mot : c’est forcer l’entrée en s’arrachant les ongles sur des portes de corne.







2.
Le noir éblouit lorsque nous nous y plongeons nos regards. Nous pouvons sonder en lui jusqu’à ce que fut coup de grisou de la lumière.







3.
Blasons du soleil illuminant la toile tendue : et les gisants dressés, relevés, s’exposent à nos regards. Nous ne savons leur parler dans leur dénuement au milieu de la ronde des soleils.






Peinture acrylique sur papier. 300x190cm. 2008


4.
Il y a tellement de rumeurs venant de là-bas qu’elles nous paralysent, nous qui ne savons pas leur attribuer un visage. Quels visages d’ailleurs rendraient compte de nos craintes à leur propos ? Crainte qu’ils ne se rapprochent trop de nos regards. Crainte surtout qu’ils ne se maintiennent devant nous pour nous terrasser de leur effroi.







5.
De vieux hommes souriants s’avançaient vers nous, tranquillement. Ils s’arrachaient mutuellement leurs poils de leur barbe, un à un, et s’en nourrissaient les uns les autres. Un peu plus loin, ils allaient aiguiser leurs dents jaunies sur les écorces rugueuses de certains arbres qui bordent l’abîme.  










6.
Il n’y a pas de cris assez puissants pour traverser l’épaisseur des ronces. Ils ne redoutent pas les armatures d’épines. Ils n’y si seront jamais égratignés.








7.
Autant les gisants des tombeaux gothiques qui ornent le sol des églises ou bien qui ont été sertis dans les enfeus des collatéraux pèsent infiniment du poids de leur marbre luisant, autant les gisants dressés sur les toiles de Philippi se présentent à nous, légers,  dépouillés à jamais du poids de l’éternité.







8.
On reste subjugués par la réplication des têtes dans les images de Jean-Christophe Philippi. Ces visages ne peuplent pas l’espace dans l’image. Ils viennent à naître, ils ne font que paraître. C’est pourquoi ils sont aussi éphémères que présents, qu’ils se maintiennent ainsi dans leur éphémère apparence. Ils s’appartiennent les uns les autres : ils sont dans une dévoration incessante d’espace pour accéder à l’apparition. Ils se bousculent, même. Certains dévorent l’espace de leurs dents carnassières, d’autres l’ont déjà englouti et se sont refermés sur leur digestion. D’autres encore n’attendent qu’à naître, à l’arrière-plan. Tous se disputent la scène pour surgir devant nos yeux comme de braves bêtes qui veulent faire bonne figure. Nous voyageons dans la forêt des visages s’étiolant ensuite dans l’informe dilution de l’oubli.












9.
Il y a de très lointaines silhouettes qui ne seront jamais perçues autrement que comme des silhouettes. Des suites d’ombres partent en guerre contre la lumière et ne l’affrontent que pour s’y précipiter et s’y fondre. Les silhouettes ne meurent que pour rappeler à nous la mémoire des guerriers tapageurs qui peuplaient nos lointains horizons d’enfance. 






10.
Trois hommes torturent trois hommes dans des chambres froides. La guerre est installée. La voix d’une sourate pleure derrière la fenêtre blindée.







                                        Peinture acrylique sur papier. 100x200cm.2012
11.
Avec leurs yeux vides et creux certains visages parmi les théories de visages sont chevillés à leurs rêves. Ils ne sauraient se discerner entre eux comme visages. Ils sont dans la solitude du dessin. La mort dans l’âme, ils attendent une hypothétique transfiguration de leurs traits pour désirer un jour être regardantes.








12.
Les oiseaux-âmes sur leur perchoir entourent l’homme face à lui-même ; ils attendent le souffle pour leur envol  vers le Simurgh où ils trouveront le visage d’eux-mêmes.








13.
Une autre silhouette me fixe de son regard géométrique. C’est une tête hérissée de cheveux eux-mêmes géométriques. Une suite de silhouettes perce le monde de ses regards cruels. Le regard géométrique a du mal à entrer en nous. Ils y pénètrent comme des épines dans l’épiderme.













14.
Aucune tête n’en regarde une autre. Aucune ne se fait quelque signe d’appartenance. Aucune tête, aucun visage, n’a d’attention vers sa voisine. Qu’un seul désir, qu’une seule volonté : paraître au plus haut de la conscience et surnager dans la mémoire.

15.
La cohue des visages, n’en ayons pas peur ! Qu’ils ne nous effarouchent pas ! Ils n’appartiennent à aucun corps. Ce ne sont que des esquisses. Quand verrons-nous les corps ?









16.
Les bombes tombaient sur Homs. Les réserves d’eau sur les toits avaient été percées. Les cris des femmes ne prenaient formes dans nos consciences que lorsque des rapaces dans le ciel s’approchaient pour couvrir de leurs cris les leurs. Tout se confondait ensuite dans le silence de l’effroi.






17.
Il y a cette tête vue de trois-quarts surmontée d’une série de trois autres têtes dont l’une est de face et dont les traits sont enchâssés dans deux autres têtes visibles de part et d’autre. Il y a ainsi comme une multiplication de têtes sur la tête-support, comme la multiplication des reflets du même, les facette du même. Tout provient d’une seule source, d’une seule origine. Cette multiplication des têtes est le signe de l’unité. ET ces têtes recèlent autant de cerveaux, de neurones, branchés les uns aux autres selon un unique circuit. Rien ne peut être rompu ni débranché. Le monde des formes s’auto-génère dans le miroir du temps et se greffe au circuit des regards.









18.
Il y a un soleil étincelant sur les maisons, des portes élevées, bien closes, des chemins serpentiformes, des spirales d’énergies, des bœufs qui paissent dans les prairies, le tout forme un paysage qui subsiste en nous, après que nous aurons baissé les stores de nos rêves.







19. 
Les arbres à soleil vont s’enraciner dans la mémoire et y déployer leurs fruits tournoyants en abandonnant le serpent qui se démène dans sa solitude immonde. L’arbre de vie se confond désormais avec l’axe vertébral qui fait tenir le gisant debout face à nous.





                                              Peinture acrylique sur papier; 300x240cm.
20.
On ne pénètre pas impunément dans cette vaste frise déroulée sur le mur. On ne saurait la regarder d’emblée. On s’en approche tout d’abord. On ne s’en approchera jamais assez. Déjà vouloir s’approcher, c’est oser vouloir la pénétrer du regard. C’est comme vouloir pénétrer une vision qui serait tout d’un coup figée, glacée devant nous. C’est comme avancer avec notre regard mental au travers d’un brouillard de signes. Alors émerge ce que nous pouvions soupçonner : les silhouettes d’un bestiaire, des cohortes de visages humains et tant d’autre choses en mutation. Chacune des choses sont des détails d’un ensemble en formation. Le détail, c’est ce vers quoi on s’achemine. Le détail est le monde dans le monde. Le monde des détails. Ici, les formes des détails ne sont pas offertes au regard une fois pour toutes. On les découvre tout d’abord pour elles-mêmes ; puis le regarde se déplace où plutôt s’entraîne à se déplacer vers une autre silhouette qui a surgie tout à côté. Ainsi, la première forme qui avait tout d’abord été observée se met à changer d’aspect : la silhouette d’à-côté et la nouvelle sont en fait inséparables ; et ainsi de suite : le détail conduit à considérer l’ensemble, le groupe, le groupes parmi les groupes, dans le déroulé de l’espace.






Tout s’emboite : une chose dépend de l’autre ; une chose n’existe que par rapport à l’autre, même si elle veut s’exclure, même si elle veut s’en éloigner : le monde, l’univers est ainsi conçu ; le monde intérieur de la vision est ainsi conçu ; l’océan intérieur du monde imaginal est ainsi conçu : tout a ici sa nécessité, car ce qui naît sous la plume ou le calame ne doit son existence qu’à ce qui est apparu précédemment. La mémoire est un déroulé-enroulé, comme la frise sous nos yeux : la mémoire s’enroule sur elle-même dans le temps intérieur à chacun : ainsi enroulée elle se féconde et s’altère à la fois ; à son déroulé (toujours partiel, jamais total) le disposition des schèmes mémoriaux change (car dans le secret de l’enroulé les formes se contaminent, se s’influencent, se mixent, s’effacent pour laisser place à d’autres ; les schèmes mémoriaux sont des fluides, dans l’échange, le retrait, le recul).
 J’aime le mot « influence », ici : car la frise est le déroulé d’un flux de pulsions mémorielles et les symboles fixés dans la matérialité du support c’est ce qui émerger du monde imaginal de l’artiste.




Le monde imaginal permet le déploiement de la mémoire universelle où sont ancrés ces accroche-cœurs que sont les formes changeantes des symboles, avec leurs forces pénétrantes et médiatrices glissant des mondes spirituels aux autres, si intimes à chacun, si interdépendants les uns des autres…. Le monde imaginal c’est, par le canal de la mémoire universelle, le pouvoir de chacun d’agir sur les symboles comme si on appuyait sur un bouton pour les faire se mouvoir autrement, différemment, comme si on cherchait les reflets de soi dans un autre Soi, originel, intemporel, toujours présent. Le symbole, toujours cristallin, parle de soi, de chacun, lui qui n’est en même temps l’apanage de personne.







On voit le déroulé de la frise sur le mur : on la voit  toute entière, mais on ne voit qu’un grouillement du noir et du blanc, on devine les lignes enchevêtrées d’apparitions-disparitions, vibrantes, mouvantes, tel l’arc-en-ciel d’après l’orage, tel aussi « l’arc-en-ciel du noir » (pour reprendre la belle expression d’Annie Le Brun). On veut discerner, saisir l’écho en soi d’une forme parmi les formes. On attrape quelque chose qui vient te prendre par le poignet et te dire : « je suis là ; tu me reconnais, hein ! Pourtant tu ne me connais pas ! C’est terrifiant, c’est alarmant, c’est surprenant ! »  Telle cet homme debout, et, à côté, ces deux autres hommes accolés ; plus loin, un homme couché sur le rebord inférieur de la frise, et encore au-delà, la constellation des oiseaux rassemblés. Toutes ces formes visibles ne sont pas en présentation : elles sont en train de venir à nous, d’approcher. Nous ne voyons en fait que le mouvement des formes dans les formes ; que les mouvements fantomatiques des formes qui viennent d’émerger. Dépêchons-nous de les intérioriser : elles vont disparaître, s’effacer bientôt, quand nous aurons tourné les talons. Car ce que nous voyons d’elles n’est qu’une étape de leur apparition. Nous ne voyons que des motifs du mouvement.
Philippi n’est pas Michel Ange : il n’a pas eu à couvrir la surface, à habiter l’espace, à concevoir une forme générale d’après un projet préconçu, avec un centre, des marges, des périphéries. Non, il n’y a pas d’esquisses, pas de calepinage, pas de bozzetto.





Philippi dessine en même temps qu’il déroule le volumen ; rien n’est vu à l’avance ; le déroulement est la forme de l’acte créateur ; le déroulé permet de donner forme au visible à partir de ce qui était caché. L’artiste ne sait où il va tout en y allant : les motifs sont ses appuis, ils se génèrent les uns par les autres, et si la figure christique noire domine comme au milieu de la frise, paraissant centrée, ce n’est qu’une coïncidence ; car si volumen eût été deux fois plus long, cette figure n’eût été qu’au commencement de ce qui s’est déployé.




Pas de centre, donc ; pas de bords, pas de milieu : seule « l’apparaître » compte dans le silence, le mouvement du paraître, et l’épaississement de ce silence : le bestiaire (mouton, mufles de taureau, éléphants, oiseaux, alligator, et d’autre encore inapparents) côtoient sans le savoir les suites de visages en répétition, les humains nus dressés, couchés, morts qui vivent, les vivants qui s’effacent. 






                                          Dessin à l'encre de Chine sur papier. 150 x1000cm.



















C’est comme une très longue caravane d’ombres dans l’avancée silencieuse. Le mémorandum d’une traversée. La frise dévide son propre espace intérieur. Elle est une marche du monde, un arrêt sur image, un arrêt sur rêve qui est cauchemar d’un côté, sublimation de l’autre. Le foisonnement n’est que le mode d’apparaitre incessant des formes dans et part la mémoire humaine : suite d’éléphants, comme un soubassement de calme et de sagesse ; fouillis d’oiseaux, plus haut, qui ne laisse rien paraître d’un ciel qui quelque part doit bien pouvoir exister, un ciel dont on ne sait s’il s’ouvrira, parce que ces grands oiseaux ont besoin de lui pour se mouvoir. Quant aux visages ils sourdent de tous côté, par plages ; ils sont les hypostases de la Présence efficiente des « étants » ; ils sont les cristallisations de la pensée des morts qui percent à travers les strates de l’oubli : ces visages-là n’adviennent à la surface du monde que comme des bulles bientôt prêtes à éclater : tout se dissoudra aussitôt, se rétractera ensuite, et ces troupes de visages se muent déjà par places en hybrides caprinés qui ne sont jamais de l’envers perfide du rêve.



En quoi, la forme du symbole est toujours éphémère, même si son fond archétypal demeure et son pouvoir de métamorphose lui est inhérent ; il ne saurait surprendre, quand on a pénétré la sphère des mondes intérieurs truffés de pièges.

Je ne dirai rien de plus du cri de Münch qu’on distingue au bout du déroulé : il n’est pas celui de l’innocence du cri, il est le cri fait chair dans le cri même. Nous ne voyons pas les bouches d’effroi, mais seulement les cris. Il y a le cri du cri de Münch, le cri d’une bouche qui ne pourra jamais se refermer.

JOËl-Claude MEFFRE


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