À un pyrate moderne.
Pour les plus jeunes d’entre nous, je souhaiterais rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. En 1721, par exemple, parut à Londres un livre étrange, d’un bon millier de pages, écrit par un capitaine inconnu et étrangement bien renseigné, portant le titre suivant : « Histoire générale des vols et des meurtres des plus fameux pyrates, depuis leur ascension sur l’île de Providence jusqu’aux temps présents ».
Il y était question d’existences généralement brèves et fréquemment violentes menées hors de tout contrôle dans des espaces illimités, dont je sais que Jean-Christophe Philippi apprécie toute la noblesse (quand il y en avait) et de lieux fantastiques où pouvaient se produire simultanément la vengeance contre toute injustice, la périlleuse rencontre de l’autre (périlleuse parce que totalement hors la loi) et la redécouverte du paradis (quand un certain nombre de gens s’y mettaient, et au moins deux). Ma modeste (et brève) intervention de ce soir n’a d’autre but que de montrer la forte probabilité que l’un de ces effrayants pyrates se cache ce soir dans ce domaine, ne parlons pas de son trésor.
Le peintre Jean Dubuffet définissait l’art brut comme « la production artistique des personnes dépourvues de culture artistique. » En ce sens, je peux témoigner que l’œuvre de Jean-Christophe n’est absolument pas de l’art brut. La culture littéraire, picturale, philosophique et religieuse de l’artiste exposé pour les 5 prochains mois dans les salles d’Escarvaillac est immense, éclectique et sans cesse à l’affût de nouveaux butins merveilleux.
Cependant, et depuis les débuts de l’humanité la piraterie mondiale n’en est pas à une contradiction près, cette œuvre est AUSSI de l’art brut. Car lorsqu’il se met à peindre j’ai dans l’idée que d’un seul coup, en l’espace de quelques secondes, tel un homme préhistorique qui se débarrasse de ses vêtements pour entrer dans les flots périlleux d’une rivière à la recherche d’un poisson plus difficile à pêcher que les autres, Jean-Christophe Philippi se débarrasse de toute sa culture littéraire, picturale, philosophique ou autre. Pas par facilité, pas par une sorte de snobisme inversé, pas non plus parce qu’il nous semble parfois, aux heures de la plus cruelle lucidité, qu’après deux ou trois mille ans d’histoire générale de l’infamie notre société et la culture qu’elle n’a pas su sauver et qui n’a pas su la sauver méritent tout entières de sombrer et de devoir tout recommencer sur la plus déserte des îles, mais parce que ce geste de sauvagerie retrouvée est une condition absolument nécessaire et même VITALE pour s’aventurer dans les régions de vie et de mort psychiques et physiques où il se risque.
Je connais tes toiles depuis longtemps, Jean-christophe Philippi, et j’ai eu le temps de les habiter comme on habite un paysage. Je les vois de loin, je les vois de près, je les vois en diagonale et je sens leur présence dans mon dos lorsque je réponds aux questions des touristes égarés, ou à travers l’air, les feuillages et les murs quand je travaille une vigne presque aussi sauvage que tes toiles à cinq cents mètres de là. Ces toiles, je dirais presque ces voiles ont cette qualité que je cherche partout, chez les gens, chez les choses, chez les animaux et les plantes : Je n’y vois aucun stéréotype, mais seulement des propriétés uniques, à la frontière exacte du merveilleux et parfaitement imprévisibles.
Tes peintures sont à la fois des vitraux et des gravures rupestres, des cartes sans noms ni frontières et d’étranges pavillons pirates.
Tel personnage de croisé, loin de tout fanatisme, m’apparaît au contraire comme un Quichotte esseulé, de retour de croisade, enfin déniaisé de tout ce qu’on lui avait mis dans la tête, et prêt à reprendre sa vie de fond en comble, maintenant ruiné et sans armes, ridiculement seul et divinement accompagné. Cette arche de Noé, ce n’est pas l’ancienne arche de Noé, celle du dernier déluge, mais bien (sans vouloir gâcher l’ambiance, au contraire) celle du prochain déluge. Ce couple affublé d’un immense serpent au demeurant bien sympathique, ce ne sont pas l’ancien Adam et l’ancienne Eve, mais c’est le couple dont parlait Heinrich von Kleist dans son Théâtre de Marionnettes, qui, après avoir fait le tour du monde, a fini par trouver « la porte de derrière du paradis ».
J’ai compris tout cela, à nouveaux frais, en regardant tes peintures, mon ami, alors je sais que tu ne t’assombriras pas en entendant cette phrase tirée de l’Histoire des plus fameux Pyrates, que tu connais, ici, ce soir, en guise de bienvenue : « Je suppose que nous n’avons pas à nous excuser de donner le noble nom d’Histoire aux pages qui suivent, bien qu’elles ne renferment rien d’autre que les faits et gestes d’une poignée de voleurs. Ce sont le courage et la ruse, en effet, qui rendent les hauts faits dignes d’être racontés; et l’on s’accordera certainement à trouver dignes de ce nom les actions qui suivent. (…) Rome, maîtresse du monde, n’était rien d’autre au début qu’un repaire de brigands et de hors-la-loi; et si la carrière de nos pirates avait été à la hauteur de leurs débuts, s’ils s’étaient unis puis établis sur l’une de ces Îles qui leur servait à l’ordinaire de simples refuges, nul doute que leur société pourrait être aujourd’hui honorée du nom de République: il n’y aurait aucune puissance en cette partie du monde capable de leur tenir tête. »
Andreas Guest. Juillet 2024.
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